Том 3. Публицистические произведения - Страница 15


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Eh bien, ce qu’il y a de particulier dans cette brutale utopie, c’est que, quel que soit le caractère profondément anti-historique dont elle est empreinte, elle aussi a sa tradition bien connue dans l’histoire de la civilisation italienne. — Elle n’est après tout que la réminiscence classique de l’ancien monde païen, de la civilisation païenne, — tradition qui a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Italie, qui s’est perpétuée à travers tout le passé de ce pays, qui a eu ses représentants, ses héros et même ses martyrs et qui, non contente de dominer presque exclusivement ses arts et sa littérature, a tenté à plusieurs reprises de se constituer politiquement pour s’emparer de la société tout entière. Et, chose remarquable, — chaque fois que cette tradition, celle tendance a essayé de renaître, elle est toujours apparue à la manière des revenants, invariablement attachée à la même localité — à celle de Rome.

Arrivée jusqu’à nos jours, le principe révolutionnaire ne pouvait guère manquer de l’accueillir et de se l’approprier à cause de la pensée anti-chrétienne qui était en elle. Maintenant ce parti vient d’être abattu et l’autorité du Pape en apparence restaurée. Mais si quelque chose, il faut en convenir, pouvait encore grossir le trésor de fatalités que cette question romaine renferme, c’était de voir ce double résultat obtenu par une intervention de la France.

Le lieu commun de l’opinion courante au sujet de cette intervention c’est de n’y voir, comme on le fait assez généralement, qu’un coup de tête ou une maladresse du gouvernement français. Ce qu’il y a de vrai à dire, à ce sujet, c’est que si le gouvernement français, en s’engageant dans cette question insoluble en elle-même, s’est dissimulé qu’elle était plus insoluble pour lui que pour tout autre, cela prouverait seulement de sa part une complète inintelligence tant de sa propre position que de celle de la France… ce qui d’ailleurs est fort possible, nous en convenons.

En général on s’est trop habitué en Europe, dans ces derniers temps, à résumer l’appréciation que l’on fait des actes ou plutôt des velléités d’action de la politique française par une phrase devenue proverbiale: «La France ne sait ce qu’elle veut». — Cela peut être vrai, mais pour être parfaitement juste on devrait ajouter que la France ne peut pas savoir ce qu’elle veut. Car pour y réussir il faut avant tout avoir Une volonté — et la France depuis soixante ans est condamnée à en avoir deux.

Et ici il ne s’agit pas de ce désaccord, de cette divergence d’opinions politiques ou autres qui se rencontrent dans tous les pays où la société par la fatalité des circonstances se trouve livrée au gouvernement des partis. II s’agit d’un fait bien autrement grave; il s’agit d’un antagonisme permanent, essentiel et à tout jamais insoluble, qui depuis soixante ans constitue, pour ainsi dire, le fond même de la conscience nationale en France. C’est l’âme de la France qui est divisée.

La Révolution, depuis qu’elle s’est emparée de ce pays, a bien pu le bouleverser, le modifier, l’altérer profondément, mais elle n’a pu, ni ne pourra jamais se l’assimiler entièrement. Elle aura beau faire, il y a des éléments, des principes dans la vie morale de la France qui résisteront toujours — ou du moins aussi longtemps qu’il y aura une France au monde; tels sont: l’Eglise catholique avec ses croyances et son enseignement; le mariage chrétien et la famille, et même la propriété. D’autre part, comme il est à prévoir que la Révolution, qui est entrée non-seulement dans le sang, mais dans l’âme même de cette société, ne se décidera jamais à lâcher prise volontairement, et comme dans l’histoire du monde nous ne connaissons pas une formule d’exorcisme applicable à une nation tout entière, il est fort à craindre que l’état de lutte, mais d’une lutte intime et incessante, de scission permanente et pour ainsi dire organique, ne soit devenu pour bien longtemps la condition normale de la nouvelle société française.

Et voilà pourquoi dans ce pays, où nous voyons depuis soixante ans se réaliser cette combinaison d’un Etat révolutionnaire par principe traînant à la remorque une société qui n’est que révolutionnée, le gouvernement, le pouvoir qui tient nécessairement des deux sans parvenir à les concilier, s’y trouve fatalement condamné à une position fausse, précaire, entourée de périls et frappée d’impuissance. Aussi avons-nous vu que depuis cette époque tous les gouvernements en France — moins un, celui de la Convention pendant la Terreur, — quelque fût la diversité de leur origine, de leurs doctrines et de leurs tendances, ont eu ceci en commun: c’est que tous, sans excepter même celui du lendemain de Février, ils ont subi la Révolution bien plus qu’ils ne l’ont représentée. Et il n’en pouvait être autrement. Car ce n’est qu’à la condition de lutter contre elle, tout en la subissant, qu’ils ont pu vivre. Mais il est vrai de dire que, jusqu’à présent du moins, ils ont tous péri à la tâche.

Comment donc un pouvoir ainsi fait, aussi peu sûr de son droit, d’une nature aussi indécise, aurait-il eu quelque chance de succès en intervenant dans une question comme l’est cette question romaine? En se présentant comme médiateur ou comme arbitre entre la Révolution et le Pape, il ne pouvait guère espérer de concilier ce qui est inconciliable par nature. Et d’autre part il ne pouvait donner gain de cause à l’une des parties adverses sans se blesser lui-même, sans renier pour ainsi dire une moitié de lui-même. Ce qu’il pouvait donc obtenir par cette intervention à double tranchant, quelque émoussé qu’il fût, c’était d’embrouiller encore davantage ce qui déjà était inextricable, d’envenimer la plaie en l’irritant. C’est à quoi il a parfaitement réussi.

Maintenant quelle est au vrai la situation du Pape à l’égard de ses sujets? Et quel est le sort probable réservé aux nouvelles institutions qu’il vient de leur accorder? — Ici malheureusement les plus tristes prévisions sont seules de droit. C’est le doute qui ne l’est pas.

La situation, — c’est l’ancien état des choses, celui antérieur au règne actuel, celui qui dès lors croulait déjà sous le poids de son impossibilité, mais démesurément aggravé par tout ce qui est arrivé depuis. Au moral, par d’immenses déceptions et d’immenses trahisons; au matériel, par toutes les ruines accumulées.

On connaît ce cercle vicieux où depuis quarante ans nous avons vu rouler et se débattre tant de peuples et tant de gouvernements. Des gouvernés n’acceptant les concessions que leur faisait le pouvoir, que comme un faible acompte payé à contrecœur par un débiteur de mauvaise foi. Des gouvernements qui ne voyaient dans les demandes qu’on leur adressait que les embûches d’un ennemi hypocrite. Eh bien, cette situation, cette réciprocité de mauvais sentiments, détestable et démoralisante partout et toujours, est encore grandement envenimée ici par le caractère particulièrement sacré du pouvoir et par la nature tout exceptionnelle de ses rapports avec ses sujets. Car, encore une fois, dans la situation donnée et sur la pente où l’on se trouve placé, non seulement par la passion des hommes, mais par la force même des choses, — toute concession, toute réforme, pour peu qu’elle soit sincère et sérieuse, pousse infailliblement l’Etat romain vers une sécularisation complète. La sécularisation, nul n’en doute, est le dernier mot de la situation. Et cependant le Pape, sans droit pour l’accorder même dans les temps ordinaires, puisque la souveraineté temporelle n’est pas son bien, mais celui de l’Eglise de Rome, — pourrait bien moins encore y consentir maintenant qu’il a la certitude que cette sécularisation, lors même qu’elle serait accordée à des nécessités réelles, tournerait en définitive au profit des ennemis jurés, non pas de son pouvoir seulement, mais de l’Eglise elle-même. Y consentir, ce serait se rendre coupable d’apostasie et de trahison tout à la fois. Voici pour le Pouvoir. Pour ce qui est des sujets, il est clair que cette antipathie invétérée contre la domination des prêtres, qui constitue tout l’esprit public de la population romaine, n’aura pas diminué par suite des derniers événements.

Et si d’une part une semblable disposition des esprits suffit à elle seule pour faire avorter les réformes les plus généreuses et les plus loyales, d’autre part l’insuccès de ces réformes ne peut qu’ajouter infiniment à l’irritation générale, confirmer l’opinion dans sa haine pour l’autorité rétablie et — recruter pour l’ennemi.

Voilà certes une situation parfaitement déplorable et qui a tous les caractères d’un châtiment providentiel. Car pour un prêtre chrétien quel plus grand malheur peut-on imaginer que celui de se voir ainsi fatalement investi d’un pouvoir qu’il ne peut exercer qu’au détriment des âmes et pour la ruine de la Religion!.. Non, en vérité, cette situation est trop violente, trop contre nature pour pouvoir se prolonger. Châtiment ou épreuve, il est impossible que la Papauté romaine reste longtemps encore enfermée dans ce cercle de feu sans que Dieu dans Sa miséricorde lui vienne en aide et lui ouvre une voie, une issue merveilleuse, éclatante, inattendue — ou, disons mieux, attendue depuis des siècles.

Peut-être en est-elle séparée encore, elle — la Papauté — et l’Eglise soumise à ses lois, par bien des tribulations et bien des désastres; peut-être n’est-elle encore qu’à l’entrée de ces temps calamiteux. Car ce ne sera pas une petite flamme, ce ne sera pas un incendie de quelques heures que celui qui, en dévorant et réduisant en cendres des siècles entiers de préoccupations mondaines et d’inimitiés anti-chrétiennes, fera enfin crouler devant elle cette fatale barrière qui lui cachait l’issue désirée.

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