Том 3. Публицистические произведения - Страница 5


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J’ai nommé la presse. Ne croyez pas, monsieur, que j’aie des préventions systématiques contre la presse allemande, ou que je lui garde rancune de son inexprimable malveillance à notre égard. Il n’en est rien, je vous assure; je suis très disposé à lui faire honneur des bonnes qualités qu’elle a, et j’aimerais bien pouvoir attribuer en partie au moins ses torts et ses aberrations au régime exceptionnel sous lequel elle vit. Ce n’est certes ni le talent, ni les idées, ni même le patriotisme qui manquent à votre presse périodique; à beaucoup d’égards elle est la fille légitime de votre noble et grande littérature, de cette littérature qui a restauré parmi vous le sentiment de votre identité nationale. Ce qui manque à votre presse, et cela à un degré compromettant, c’est le tact politique, l’intelligence vive et sûre de la situation donnée, du milieu réel dans lequel elle vit. Aussi remarque-t-on, dans ses manifestations comme dans ses tendances, je ne sais quoi d’imprévoyant, d’inconsidéré, en un mot de moralement irresponsable qui provient peut-être de cet état de minorité prolongée où on la retient.

Comment s’expliquer en effet, si ce n’est par cette conscience de son irresponsabilité morale, cette hostilité ardente, aveugle, forcenée, à laquelle elle se livre depuis des années à l’égard de la Russie? Pourquoi? Dans quel but? Au profit de quoi? A-t-elle l’air d’avoir une seule fois sérieusement examiné, au point de vue de l’intérêt politique de l’Allemagne, les conséquences possibles, probables, de ce qu’elle faisait? S’est-elle une seule fois sérieusement demandé si, en s’appliquant comme elle le fait, depuis des années, avec cet incroyable acharnement, à aigrir, à envenimer, à compromettre sans retour les dispositions réciproques des deux pays, elle ne travaillait pas à ruiner par sa base le système d’alliance sur lequel repose la puissance relative de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe? Si, à la combinaison politique la plus favorable que l’histoire eût réalisée jusqu’à présent pour votre patrie, elle ne cherchait par tous les moyens en son pouvoir de substituer la combinaison la plus décidément funeste? Cette pétulante imprévoyance ne vous rappelle-t-elle pas, monsieur, à la gentillesse près toutefois, une espièglerie de l’enfance de votre grand Gœthe, si gracieusement racontée dans ses mémoires? Vous vous souvenez de ce jour où le petit Wolfgang, resté seul dans la maison paternelle, n’a pas cru pouvoir mieux utiliser le loisir que l’absence de ses parents lui avait fait, qu’en faisant passer successivement par la fenêtre tous les ustensiles du ménage de sa mère qui lui tombaient sous la main, s’amusant et se réjouissant beaucoup du bruit qu’ils faisaient en tombant et en se brisant sur le pavé? Il est vrai qu’il y avait dans la maison vis-à-vis un méchant voisin qui par ses encouragements provoquait l’enfant à continuer l’ingénieux passe-temps; mais vous, monsieur, vous n’avez pas même l’excuse d’une provocation semblable…

Encore si dans tout ce débordement de déclamation haineuse contre la Russie on pouvait découvrir un motif sensé, un motif avouable pour justifier tant de haine! Je sais que je trouverai au besoin des fous qui viendront me dire le plus sérieusement possible: «Nous devons vous haïr; votre principe, le principe même de votre civilisation, nous est antipathique à nous autres Allemands, à nous autres Occidentaux; vous n’avez eu ni Féodalité, ni Hiérarchie Pontificale; vous n’avez passé ni par les guerres du Sacerdoce et de l’Empire, ni par les guerres de Religion, ni même par l’Inquisition; vous n’avez pas pris part aux Croisades, vous n’avez pas connu la Chevalerie, vous êtes arrivé il y a quatre siècles à l’unité que nous cherchons encore, votre principe ne fait pas une part assez large à la liberté de l’individu, il n’autorise pas assez la division, le morcellement». Tout cela est vrai; mais tout cela, soyez juste, nous a-t-il empêché de vous aider bravement et loyalement dans l’occasion, lorsqu’il s’est agi de revendiquer, de reconquérir votre indépendance politique, votre nationalité, et maintenant n’est-ce pas le moins que vous puissiez faire, que de nous pardonner la nôtre? Parlons sérieusement, car la chose en vaut la peine. La Russie ne demande pas mieux que de respecter votre légitimité historique, la légitimité historique des peuples de l’Occident; elle s’est dévouée avec vous, il y a trente ans à peine, à la relever de sa chute, à la replacer sur sa base; elle est donc très disposée à la respecter non seulement dans son principe, mais même dans ses conséquences les plus extrêmes, même dans ses écarts, même dans ses défaillances; mais vous aussi, apprenez à votre tour à nous respecter dans notre unité et dans notre force.

Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre régime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inférieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout à l’heure avoir à me plaindre d’un excès de malveillance, me verrai-je obligé maintenant de protester contre une exagération de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas à le placer chez vous et au profit des vôtres, ne serait-il pas juste au moins que vous le répartissiez d’une manière plus équitable entre les différents peuples de la terre? Tous, hélas, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturière; voyez l’Irlande, et si vous étiez à même d’établir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances équitables les misères qu’entraînent à leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-être trouveriez-vous plus de singularité que d’exagération dans l’assertion de cet homme qui, également étranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux à fond, affirmait avec une conviction entière «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup à être envoyés en Sibérie»…

Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une supériorité morale incontestable à tant d’égards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et sûre de leurs intérêts, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous déchirent à qui mieux mieux, sans relâche, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent têtes de la presse parisienne, toutes lançant feu et flamme contre nous.

Quelles fureurs! Quels éclats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acquière aujourd’hui même la certitude, à Paris, que ce rapprochement si ardemment convoité est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin été accueillies, et dès demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’évanouir, et de ces cratères éteints, de ces bouches pacifiées vont sortir, avec le dernier flocon de fumée, des voix diversement modulées, mais toutes également mélodieuses, célébrant, à l’envie l’une de l’autre, notre heureuse réconciliation.

Mais cette lettre est trop longue, il est temps de finir. Permettez-moi, monsieur, en finissant de résumer en peu de mots ma pensée.

Je me suis adressé à vous, sans autre mission que celle que je tiens de ma conviction libre et personnelle. Je ne suis aux ordres de personne, je ne suis l’organe de personne; ma pensée ne relève que d’elle-même. Mais j’ai certainement tout lieu de croire que si le contenu de cette lettre était connu en Russie, l’opinion publique n’hésiterait pas à l’avouer. L’opinion russe jusqu’à présent ne s’est que médiocrement émue de toutes ces clameurs de la presse allemande, non pas que l’opinion, non pas que les sentiments de l’Allemagne lui parussent une chose indifférente, bien certainement non… mais toutes ces violences de la parole, tous ces coups de fusil tirés en l’air, à l’intention de la Russie, il lui répugnait de prendre tout ce bruit au sérieux; elle n’y a vu tout au plus qu’un divertissement de mauvais goût… L’opinion russe se refuse décidément à admettre qu’une nation grave, sérieuse, loyale, profondément équitable, telle enfin que le monde a connu l’Allemagne à toutes les époques de son histoire, que cette nation, dis-je, ira dépouiller sa nature pour en révéler une autre faite à l’image de quelques esprits fantasques ou brouillons, de quelques déclamateurs passionnés ou de mauvaise foi, que, reniant le passé, méconnaissant le présent et compromettant l’avenir, l’Allemagne consentira à accueillir, à nourrir un mauvais sentiment, un sentiment indigne d’elle, simplement pour avoir le plaisir de faire une grande bévue politique. Non, c’est impossible.

Je me suis adressé a vous, monsieur, parce que, ainsi que je l’ai reconnu, la «Gazette Universelle» est plus qu’un journal pour l’Allemagne; c’est un pouvoir, et un pouvoir qui, je le déclare bien volontiers, réunit à un haut degré le sentiment national et l’intelligence politique: c’est au nom de cette double autorité que j’ ai essayé de vous parler.

La disposition d’esprit que l’on a créée, que l’on cherche à propager en Allemagne à l’égard de la Russie, n’est pas encore un danger; mais elle est bien près de le devenir… Cette disposition d’esprit ne changera rien, j’en ai la conviction, aux rapports actuellement existants entre les gouvernements allemands et la Russie; mais elle tend à fausser de plus en plus la conscience publique sur une des questions les plus graves qu’il y ait pour une nation, sur la question de ses alliances… Elle tend en présentant sous les couleurs les plus mensongères la politique la plus nationale que l’Allemagne ait jamais suivie, à jeter la division dans les esprits, à pousser les plus ardents, les plus inconsidérés dans des voies pleines de péril, dans des voies où la fortune de l’Allemagne s’est déjà fourvoyée plus d’une fois… Qu’une crise éclate en Europe, que la querelle séculaire, décidée il y a trente ans en votre faveur, vienne à se rallumer, la Russie certainement ne manquera pas à vos souverains, pas plus que ceux-ci ne manqueront à la Russie; mais c’est alors aussi qu’on aura probablement à récolter ce que l’on sème aujourd’hui: la division des esprits aura porté ses fruits, et ces fruits pourraient être amers pour l’Allemagne; ce seraient, je le crains bien, de nouvelles défections et des déchirements nouveaux. Et alors, monsieur, vous auriez trop cruellement expié le tort d’avoir été un moment injustes envers nous.

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