Le fait de cet antagonisme éclate maintenant à tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un siècle hébété par le raisonnement, que tout en vivant en présence de ce fait immense, la génération actuelle est bien loin d’en avoir saisi le véritable caractère et apprécié les raisons.
Jusqu’à présent c’est dans une sphère d’idées purement politiques qu’on en a cherché l’explication; c’est par des différences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essayé de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la Révolution et la Russie tient à des raisons bien autrement profondes; elles peuvent se résumer en deux mots.
La Russie est avant tout l’empire chrétien; le peuple russe est chrétien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La Révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’âme de la Révolution; c’est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire ou accidentel; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien
qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.
Le moi humain, ne voulant relever que de lui-même, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant à Dieu, ce n’est certainement pas là une chose nouvelle parmi les hommes; mais ce qui l’était, c’est cet absolutisme du moi humain érigé en droit politique et social et aspirant à ce titre à prendre possession de la société. C’est cette nouveauté-là qui en 1789 s’est appelée la Révolution Française.
Depuis lors, et à travers toutes ses métamorphoses, la Révolution est restée conséquente à sa nature, et peut-être à aucun moment de sa durée ne s’est-elle sentie plus elle-même, plus intimement anti-chrétienne que dans le moment actuel, où elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternité. C’est même là ce qui pourrait faire croire qu’elle touche à son apogée. En effet, à entendre toutes ces déclamations naïvement blasphématoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’époque, qui ne croirait que la nouvelle République Française n’a été unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien là aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a créés se sont solennellement attribuée, sauf toutefois un amendement que la Révolution s’est réservé d’y introduire, c’est qu’à l’esprit d’humilité et de renoncement à soi-même qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de prépotence, à la charité libre et volontaire, la charité forcée, et qu’à la place d’une fraternité prêchée et acceptée au nom de Dieu, elle prétend établir une fraternité imposée par la crainte du peuple-souverain. A ces différences près, son règne promet en effet d’être celui du Christ.
Et qu’on ne se laisse pas induire en erreur par cette espèce de bienveillance dédaigneuse que les nouveaux pouvoirs ont jusqu’ici témoignée à l’Eglise catholique et à ses ministres. Ceci est peut-être le symptôme le plus grave de la situation et l’indice le plus certain de la toute-puissance que la Révolution a obtenue. Pourquoi, en effet, la Révolution se montrerait-elle rébarbative envers un clergé, envers des prêtres chrétiens qui, non contents de la subir, l’acceptent et l’adoptent, qui pour la conjurer glorifient toutes ses violences et qui, sans y croire, s’associent à tous ses mensonges? Si dans une pareille conduite il n’y avait que du calcul, ce calcul déjà serait de l’apostasie; mais s’il y entre de la conviction, c’en est une bien plus grande encore.
Et cependant il est à prévoir que les persécutions ne manqueront pas; car le jour où la limite des concessions sera atteinte, le jour où l’Eglise catholique croira devoir résister, on verra qu’elle ne pourra le faire qu’en rétrogradant jusqu’au martyre. On peut s’en fier à la Révolution: elle se montrera en toutes choses fidèle à elle-même et conséquente jusqu’au bout.
L’explosion de Février a rendu ce grand service au monde, c’est qu’elle a fait crouler jusqu’à terre tout l’échafaudage des illusions dont on avait masqué la realité. Les moins intelligents doivent avoir compris maintenant que l’histoire de l’Europe depuis trente-trois ans n’a été qu’une longue mystification. En effet, de quelle lumière inexorable tout ce passé, si récent et déjà si loin de nous, ne s’est-il pas tout à coup illuminé? Qui, par exemple, ne comprend pas maintenant tout ce qu’il y avait de ridicule prétention dans cette sagesse du siècle qui s’était béatement persuadée qu’elle avait réussi à dompter la Révolution par l’exorcisme constitutionnel, à lier sa terrible énergie par une formule de légalité? Qui pourrait douter encore, après ce qui s’est passé, que du moment où le principe révolutionnaire est entré dans le sang d’une société, tous ses procédés, toutes ses formules de transactions ne sont plus que des narcotiques qui peuvent bien momentanément endormir le malade, mais qui n’empêchent pas le mal de poursuive son cours?
Et voilà pourquoi, après avoir dévoré la Restauration qui lui était personnellement odieuse comme un dernier débris de l’autorité légitime en France, la Révolution n’a pas mieux supporté cet autre pouvoir, né d’elle-même, qu’elle avait bien accepté en 1830 pour lui servir de compère vis-à-vis de l’Europe, mais qu’elle a brisé le jour où, au lieu de la servir, ce pouvoir s’est avisé de se croire son maître.
A cette occasion, qu’il me soit permis de faire une réflexion. Comment ce fait-il que parmi tous les souverains de l’Europe, aussi bien que parmi les hommes politiques qui l’ont dirigée dans ces derniers temps, il n’y en a eu qu’un seul qui de prime abord ait reconnu et signalé la grande illusion de 1830 et qui depuis, seul en Europe, seul peut-être au milieu de son entourage, ait constamment refusé à s’en laisser envahir? C’est que cette fois-ci il y avait heureusement sur le trône de Russie un Souverain en qui la pensée russe s’est incarnée, et que dans l’état actuel du monde la pensée russe est la seule qui soit placée assez en dehors du milieu révolutionnaire pour pouvoir apprécier sainement les faits qui s’y produisent.
Ce que l’Empereur avait prévu dès 1830, la Révolution n’a pas manqué de le réaliser de point en point. Toutes les concessions, tous les sacrifices des principes faits par l’Europe monarchique à l’établissement de Juillet dans l’intérêt d’un simulacre de statu quo, la Révolution s’en empara pour les utiliser au profit du bouleversement qu’elle méditait, et tandis que les pouvoirs légitimes faisaient de la diplomatie plus ou moins habile avec de la quasi-légitimité et que les hommes d’Etat et les diplomates de toute l’Europe assistaient en amateurs curieux et bienveillants aux joûtes parlementaires de Paris, le parti révolutionnaire, sans presque se cacher, travaillait sans relâche à miner le terrain sous leurs pieds.
On peut dire que la grande tâche du parti, durant ces dernières dix-huit années, a été de révolutionner de fond en comble l’Allemagne, et l’on peut juger maintenant si cette tâche a été bien remplie.
L’Allemagne assurément est le pays sur lequel on s’est fait le plus longtemps les plus étranges illusions. On le croyait un pays d’ordre, parce qu’il était tranquille, et on ne voulait pas voir l’épouvantable anarchie qui y avait envahi et qui y ravageait les intelligences.
Soixante ans d’une philosophie destructive y avaient complètement dissous toutes les croyances chrétiennes et développé, dans ce néant de toute foi, le sentiment révolutionnaire par excellence: l’orgueil de l’esprit, si bien qu’à l’heure qu’il est, nulle part peut-être cette plaie du siècle n’est plus profonde et plus envenimée qu’en Allemagne. Par une conséquence nécessaire, à mesure que l’Allemagne se révolutionnait, elle sentait grandir sa haine contre la Russie. En effet, sous le coup des bienfaits qu’elle en avait reçus, une Allemagne révolutionnaire ne pouvait avoir pour la Russie qu’une haine implacable. Dans le moment actuel, ce paroxysme de haine paraît avoir atteint son point culminant; car il a triomphé en elle, je ne dis pas de toute raison, mais même du sentiment de sa propre conservation.
Si une aussi triste haine pouvait inspirer autre chose que de la pitié, la Russie certes se trouverait suffisamment vengée par le spectacle que l’Allemagne vient de donner au monde à la suite de la révolution de Février. Car c’est peut-être un fait sans précédent dans l’histoire que de voir tout un peuple se faisant le plagiaire d’un autre au moment même où il se livre à la violence la plus effrénée.
Et qu’on ne dise pas, pour justifier tous ces mouvements si évidemment factices qui viennent de bouleverser tout l’ordre politique de l’Allemagne et de compromettre jusqu’à l’existence de l’ordre social lui-même, qu’ils ont été inspirés par un sentiment sincère généralement éprouvé, par le besoin de l’unité allemande. Ce sentiment est sincère, soit; ce vœu est celui de la grande majorité, je le veux bien; mais qu’est-ce que cela prouve?.. C’est encore là une des plus folles illusions de notre époque que de s’imaginer qu’il suffise qu’une chose soit vivement, ardemment convoitée par le grand nombre, pour qu’elle devienne par cela seul nécessairement réalisable. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, il n’y a pas dans la société de nos jours ni vœu, ni besoin (quelque sincère, quelque légitime qu’il soit) que la Révolution en s’en emparant ne dénature et ne convertisse en mensonge, et c’est précisément ce qui est arrivé avec la question de l’unité allemande: car pour qui n’a pas abdiqué toute faculté de reconnaître l’évidence, il doit être clair dès à présent que dans la voie où l’Allemagne vient de s’engager à la recherche de la solution du problème, ce n’est pas à l’unité qu’elle aboutira, mais bien à un effroyable déchirement, à quelque catastrophe suprême et irréparable.