Том 3. Публицистические произведения - Страница 21


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On est généralement convaincu que personne plus que Lui ne souffre de ces plaies de la Russie et n’en désire plus énergiquement la guérison; mais nulle part peut-être cette conviction n’est aussi vive et aussi entière que précisément dans la classe des hommes de lettres, et c’est remplir le devoir d’un homme d’honneur, que de saisir toutes les occasions pour proclamer bien haut qu’il n’y a pas peut-être en ce moment de classe de la société qui soit plus pieusement dévouée que celle-ci à la Personne de l’Empereur.

Ces appréciations (je ne le cache pas) pourraient bien rencontrer plus d’un incrédule dans quelques régions de notre monde officiel. C’est que de tout temps il y a eu dans ce monde-là comme un parti pris de défiance et de mauvaise humeur, et cela s’explique fort bien par la spécialité du point de vue. Il y a des hommes qui ne connaissent de la littérature que ce que la police des grandes villes connaît du peuple qu’elle surveille, c’est-à-dire des incongruités et les désordres auxquels le bon peuple se laisse parfois entraîner.

Non, quoi qu’on en dise, le gouvernement jusqu’à présent n’a pas eu lieu de se repentir d’avoir mitigé en faveur de la presse les rigueurs du régime qui pesait sur elle. Mais dans cette question de la presse, était-ce là tout ce qu’il y avait à faire, et en présence de ce travail des esprits plus libre et à mesure que le mouvement littéraire ira grandissant, l’utilité et la nécessité d’une direction supérieure ne se fera-t-elle pas sentir tous les jours davantage? La censure à elle seule, de quelque manière qu’elle s’exerce, est loin de suffire aux exigences de cette situation nouvelle. La censure est une borne et n’est pas une direction. Or, chez nous, en littérature comme en toute chose, il s’agit bien moins de réprimer que de diriger. La direction, une direction forte, intelligente, sûre d’elle-même, voilà le cri du pays, voilà le mot d’ordre de notre situation tout entière.

On se plaint souvent de l’esprit d’indocilité et d’insubordination qui caractérise les hommes de la génération nouvelle. Il y a beaucoup de malentendu dans cette accusation. Ce qui est certain c’est qu’à aucune autre époque il n’y a eu autant d’intelligences actives à l’état de disponibilité et rongeant comme un frein l’inertie qui leur est imposée. Mais ces mêmes intelligences, parmi lesquelles se recrutent les ennemis du Pouvoir, bien souvent ne demandent pas mieux que de le suivre, du moment qu’il veut bien se prêter à les associer à son action et à marcher résolument à leur tête. C’est cette vérité d’expérience, enfin reconnue, qui, depuis les dernières crises révolutionnaires en Europe, a beaucoup contribué dans les différents pays à modifier sensiblement les rapports du Pouvoir avec la presse. Et ici, mon prince, je me permettrai de rappeler, à l’appui de ma thèse, le témoignage de vos propres souvenirs.

Vous, qui avez connu comme moi l’Allemagne d’avant 1848, vous devez vous rappeler quelle était l’attitude de la presse d’alors vis-à-vis des gouvernements allemands, quelle aigreur, quelle hostilité caractérisait ses rapports avec eux, que de tracas et de soucis elle leur suscitait.

Eh bien, comment se fait-il que maintenant ces dispositions haineuses aient en grande partie disparu et aient fait place à des dispositions essentiellement différentes?

C’est qu’aujourd’hui ces mêmes gouvernements, qui considéraient la presse comme un mal nécessaire qu’ils étaient obligés de subir tout en le détestant, ont pris ce parti de chercher en elle une force auxiliaire et de s’en servir comme d’un instrument approprié à leur usage. Je ne cite cet exemple que pour prouver que dans des pays déjà fortement entamés par la révolution, une direction intelligente et énergique trouve toujours des esprits disposés à l’accepter et à la suivre. Car, d’ailleurs, autant que qui que ce soit je hais, quand il s’agit de nos intérêts, toutes ces prétendues analogies que l’on va chercher à l’étranger: presque toujours comprises à demi, elles nous ont fait trop de mal pour que je sois disposé à invoquer leur autorité.

Chez nous, grâce au Ciel, ce ne sont pas absolument les mêmes instincts, les mêmes exigences qu’il s’agirait de satisfaire; ce sont d’autres convictions, des convictions moins entamées et plus désintéressées qui répondraient à l’appel du Pouvoir.

En effet, malgré les infirmités qui nous affligent et les vices qui nous déforment, il y a encore chez nous dans les âmes (on ne saurait assez le redire) des trésors de bonne volonté intelligente et d’activité d’esprit dévouée qui n’attendent, pour se livrer, que des mains sympathiques, qui sachent les reconnaître et les recueillir. En un mot, s’il est vrai, comme on l’a si souvent dit, que l’Etat a charge d’âmes aussi bien que l’Eglise, nulle part cette vérité n’est plus évidente qu’en Russie, et nulle part aussi (il faut bien le reconnaître) cette mission de l’Etat n’a été plus facile à exercer et à accomplir. C’est donc avec une satisfaction, une adhésion unanimes, que l’on verrait chez nous le Pouvoir, dans ses rapports avec la presse, assumer sur lui la direction de l’esprit public, sérieusement et loyalement comprise, et revendiquer comme son droit le gouvernement des intelligences.

Mais, mon prince, comme ce n’est pas un article semi-officiel que j’écris en ce moment, et que, dans une lettre toute de confiance et de sincérité, rien ne serait plus ridiculement déplacé que les circonlocutions et les réticences, je tâcherai d’expliquer de mon mieux quelles seraient à mon avis les conditions auxquelles le Pouvoir pourrait prétendre à exercer une pareille action sur les esprits.

D’abord, il faut prendre le pays tel qu’il est dans le moment donné, livré à de très pénibles, de très légitimes préoccupations d’esprit, entre un passé rempli d’enseignements (il est vrai), mais aussi de bien décourageantes expériences, et un avenir tout rempli de problèmes.

Il faudrait ensuite, par rapport à ce pays, se décider à reconnaître ce que les parents, qui voient leurs enfants grandir sous leurs yeux, ont tant de peine à s’avouer, c’est qu’il vient un âge où la pensée aussi est adulte et veut être traitée comme telle. Or, pour conquérir, sur des intelligences arrivées à l’âge de raison, cet ascendant moral, sans lequel on ne saurait prétendre à les diriger, il faudrait avant tout leur donner la certitude que sur toutes les grandes questions, qui préoccupent et passionnent le pays en ce moment, il y a dans les hautes régions du Pouvoir, sinon des solutions toutes prêtes, au moins des convictions fortement arrêtées et un corps de doctrine lié dans toutes ses parties et conséquent à lui-même.

Non, certes, il ne s’agit pas d’autoriser le public à intervenir dans les délibérations du conseil de l’Empire, ou d’arrêter de compte à demie avec la presse le programme des mesures du gouvernement. Mais ce qui serait bien essentiel, c’est que le Pouvoir fût lui-même assez convaincu de ses propres idées, assez pénétré de ses propres convictions pour qu’il éprouvât le besoin d’en répandre l’influence au dehors, et de la faire pénétrer, comme un élément de régénération, comme une vie nouvelle, dans l’intimité de la conscience nationale. Ce qui serait essentiel en présence des écrasantes difficultés qui pèsent sur nous, c’est qu’il comprît que sans cette communication intime avec l’âme même du pays, sans le réveil plein et entier de toutes ces énergies morales et intellectuelles, sans leur concours spontané et unanime à l’œuvre commune, le gouvernement, réduit à ses propres forces, ne peut rien, pas plus au dehors qu’au dedans, pas plus pour son salut que pour le nôtre.

En un mot, il faudrait que tous, public et gouvernement, nous ne cessassions de nous dire et de nous répéter que les destinées de la Russie sont comme un vaisseau échoué, que tous les efforts de l’équipage ne réussiront jamais à dégager et que seule la marée montante de la vie nationale parviendra à soulever et à mettre à flot.

Voilà, selon moi, au nom de quel principe et de quel sentiment le Pouvoir pourrait en ce moment avoir prise sur les âmes et sur les intelligences, qu’il pourrait pour ainsi dire les mettre dans sa main et les emporter où bon lui semblerait. Cette bannière-là, elles la suivraient partout.

Inutile de dire que je ne prétends nullement pour cela ériger le gouvernement en prédicateur, le faire monter en chaire et lui faire débiter des sermons devant une assistance silencieuse. C’est son esprit et non sa parole qu’il devrait mettre dans la propagande loyale qui se ferait sous ses auspices.

Et même, comme la première condition de succès, dès qu’on veut persuader les gens, c’est de se faire écouter d’eux, il est bien entendu que cette propagande de salut, pour se faire accueillir, bien loin de limiter la liberté de discussion, la suppose au contraire aussi franche et aussi sérieuse que les circonstances du pays peuvent la permettre.

Car est-il nécessaire d’insister pour la millième fois sur un fait d’une évidence aussi flagrante que celui-ci: c’est que de nos jours, partout où la liberté de discussion n’existe pas dans une mesure suffisante, là rien n’est possible, mais absolument rien, moralement et intellectuellement parlant. Je sais combien dans ces matières il est difficile (pour ne pas dire impossible) de donner à sa pensée le degré de précision nécessaire. Comment définir par exemple ce que l’on entend par une mesure suffisante de liberté en matière de discussion? Cette mesure, essentiellement flottante et arbitraire, n’est bien souvent déterminée que par ce qu’il y a de plus intime et de plus individuel dans nos convictions, et il faudrait pour ainsi dire connaître l’homme pour savoir au juste le sens qu’il attache aux mots en parlant sur ces questions. Pour ma part, j’ai depuis plus de trente ans suivi, comme tant d’autres, cette insoluble question de la presse dans toutes les vicissitudes de sa destinée, et vous me rendrez la justice de croire, mon prince, qu’après un aussi long temps d’études et d’observations cette question ne saurait être pour moi que l’objet de la plus impartiale et de la plus froide appréciation. Je n’ai donc ni parti pris, ni préventions sur rien de ce qui y a rapport; je n’ai pas même d’animosité exagérée contre la censure, bien que dans ces dernières années elle ait pesé sur la Russie comme une véritable calamité publique. Tout en admettant son opportunité et son utilité relative, mon principal grief contre elle, c’est qu’elle est selon moi profondément insuffisante dans le moment actuel dans le sens de nos vrais besoins et de nos vrais intérêts. Au reste la question n’est pas là, elle n’est pas dans la lettre morte des règlements et des instructions qui n’ont de valeur que par l’esprit qui les anime. La question est tout entière dans la manière dont le gouvernement lui-même dans son for intérieur considère ses rapports avec la presse; elle est, pour tout dire, dans la part plus ou moins grande de légitimité qu’il reconnaît au droit de la pensée individuelle.

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